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Vous savez, cher lecteur, que le diable est partout. Tel un lion rugissant, il cherche sa victime.

Ce diable, dont parle l’Ecriture, c’est le mauvaus esprit. Il n’apparaît généralement sous aucune forme.

 

Dans les anciens temps, par contre, et même au moyen âge, le diable se plaisait à se présenter en personne. Plus prudent de nos jours, sa tactique est d’être invisible, de nous suggérer de mauvaises pensées.

Il y a cependant des jours, où le démon désire causer avec l’homme en se faisant son semblable. C’est une exception à la règle. En voici un exemple.

L’histoire que je vais vous conter s’est passée en Valais, sur le territoire de Chalais paisible village, dans la plaine fertile, à quelque distance de Sierre – « l’agréable ».

Par une chaude journée d’été, le meunier Jean-Baptiste faisait travailler son moulin, en utilisant les eaux du torrent de la Reschy. Une grande quantité de maïs devait être moulu. Homme d’une taille moyenne, au regard perçant et volontaire, muni d’une superbe barbe rousse, Jean-Baptiste, quand il se met au travail, abat de la besogne.

 

Le moulin faisait ce jour-là grand bruit. On l’entendait gronder jusque vers la petite chapelle de Reschy…

« Jean-Baptiste est à l’ouvrage, disaient les habitants ; le moulin chante la gloire du travail en grondant de joie. »

Tandis que notre meunier cherchait du maïs dans le petit raccard, il s’entend soudain appeler par sa femme, la grande Marianne…

« Viens ici, Jean-Baptiste, un monsieur en tube et en habit noir demande à visiter ton moulin. »

Le meunier ne se fait pas prier. D’un geste significatif, il ordonne à sa femme d’avoir à se retirer. Celle-ci obéit pour la première fois depuis Pâques, et cela dans le but de faire estimer son mari.

Le démon et le brave meunier se regardent un instant. Le vacarme du moulin plaît au diable, qui s’écrie :

« Sachez, cher meunier, que j’adore le vacarme, le bruit des rouages, car le silence ne me convient pas. »

« Vous êtes alors certainement un habitant d’une grande ville, dit Jean-Baptiste, car tous ces messieurs aiment le bruit. Mon moulin, vous dirai-je, a une force inouïe. Il pourrait broyer le diable. »

A ces mots, Jean-Baptiste s’aperçoit qe son visiteur semble un peu gêné, et, le fixant tant soit peu, voit une toute petite corne sur son front. Saisi de stupeur, le Chalaisard invoque en son âme tous les saints du paradis.

Sous prétexte d’aller modérer l’allure des eaux, notre meunier s’excuse pour un instant et s’enfuit clandestinement vers son épouse.

Quelques instants et Jean-Baptiste revient à son hôte. Sur ses épaules solides, le Chalaisard porte une lourde pierre. Elle est destinée à serrer le maïs dans le couloir et à fournir un courant régulier, continu au concasseur. Le maître de céans se dispose à montrer le rouage de son moulin. Il va jeter le maïs dans le couloir lorsque soudain Marianne fait son apparition. Les mains sur les hanches, d’un sourire bonasse, l’épouse s’adresse au visiteur :

« Voyez, monsieur, mon mari veut vous montrer le moulin en pleine activité. Monsieur voudra bien regarder au fond du couloir où se jette le maïs. C’est là que s’effectue le travail le plus intéressant. »

Dès que leur hôte examine le couloir, le meunier et la meunière s’empressent de le saisir et de le glisser dans cette impasse. La grande pierre y est aussitôt posée. Un rugissement épouvantable se fait entendre. C’est ensuite un silence complet.

Sur le sol tombe de la farine noire. Satan est réduit en poussière.

Les meuniers, heureux d’avoir réussi à réduire le diable à l’impuissance, décident d’attendre la nuit avant de se débarrasser de la farine diabolique.

« Que Dieu nous vienne en aide, s’écrie la meunière. Nous avons fait bonne œuvre. »

Le diable a vécu à Chalais. Jean-Baptiste arrête son moulin et cache la farine diabolique dans les profondeurs d’un sac solide.

Bientôt le soleil fait place à la nuit. L’ange du repos voile la contrée des ténèbres les plus sombres. D’un pas silencieux, les meuniers portent la farine noires sur le grand rocher qui surplombe la cascade de la Reschy. Arrivés au sommet, ils y répandent la noire farine.

De nos jours encore, vous pouvez remarquer une grande plaque où la végétation s’est retirée. Jean-Baptiste prétend que c’est une porte conduisant aux enfers. Quant à Marianne, elle déclare souriante : « Mon mari a raison, mais si tout le monde recevait le diable comme nous l’avons reçu au moulin de Reschy, il démissionnerait. »

 
    Romulus, « Ecole primaire », 1912